Réflexions autour de l’un des styles les plus brassés et les plus galvaudés aujourd'hui.
Amour-haine.
C’est ce que certains brasseurs (amateurs) ressentent, je pense, lorsqu’on leur demande de brasser une bière pour une occasion. Car la bière en question, pour le moment, c’est toujours une IPA.
« Pour mon annif, on fait quoi? Une IPA ? ».
« Je préfère pas ».
« Pourquoi ? »
« Parce que tu veux une juicy DDH méga hazy et ultra aromatique et que je n’ai ni bombonne de CO2, ni beergun, ni contrôle de température digne de ce nom sur mon setup de brassage tout pourri. Je ne m’appelle pas la Source Beer Co. ».
« J’ai rien compris ».
« Ben voilà. On fera une bonne petite saison. Et si t’es pas content, apprends à brasser ».
Bien brasser une IPA, c'est un boulot. Certains y arrivent très bien. Certains. Mais l'IPA, c'est un petit peu le nouveau beervana que tous recherchent. C'est la bière qu'il faut boire, parce que le marché s'articule presque, aujourd'hui, autour de ce style et de ses dérivés.
Hopium du peuple ?
Aujourd’hui, 50% des ventes de bières craft américaines sont des IPAs [1], [2]. American, red, black, double, imperial, DDH, brett, juicy, wheat, brut et, maintenant, cold IPAs. Le consommateur et, parfois, les brasseurs s’y perdent. Les premiers ne le font pas exprès. Les seconds ne s'embarassent simplement pas des contraintes des styles. Probablement à raison. Car aucune protection juridique n’existe, sur le plan international, afin de baliser les productions petites et grandes des brasseurs du monde entier autour de ce style désormais bien connu. C'est peut-être une bonne chose. Mais dans tous les pays industrialisés, on assiste depuis de nombreuses années à une utilisation massive de l’acronyme sur de nombreuses références. Pour la meilleure ou pour la pire des mousses.
Dans le monde de la bière, les styles ne sont que très exceptionnellement protégés. Et cela fait donc de l’american IPA un argument marketing permettant d’écouler sur le marché des produits de qualité très variable. Lorsque le produit est digne du style, c'est très bien. Lorsque ce n'est pas le cas, ça ne l'est pas. Pas du tout.
En Belgique et dans le monde, des structures comme l'excellente brasserie de la Source à Bruxelles se font aujourd’hui les parangons de la production d’IPA de grande qualité, là où d’autres profitent de la popularité du style pour enrober leurs produits d’une identité houblonnée qui compromet grandement la réputation du style… et donc sa compréhension par le consommateur.
Car l’enjeu est là : si le consommateur comprend ce qu’est l’american IPA, il s’attend à certaines caractéristiques : une puissance aromatique venue du houblonnage, une possible amertume renseignée par l'IBU de la bière et, éventuellement, une texture sèche ou onctueuse, voire soyeuse, en fonction de la catégorie brassée. Le consommateur possède alors les arguments pour être exigeant avec les brasseries. Pour le bien de tous: les brasseurs sont challengés, les styles sont respectés, et le consommateur aussi.
Si le consommateur ne sait pas ce qu’est l'IPA, il ne s’attend qu’à une bière correspondant de près ou de loin à sa préconception d’une « bière houblonnée ». Et pour peu que ce consommateur n’ait pas accès à un produit digne du style, ou soit simplement victime d'une marketing agressif et abusif, cette préconception n’évoluera qu’au gré d’expériences décevantes (qui ne le seront peut-être pas pour lui), tout en passant à côté d’une série de bières et de styles dignes d’intérêt.
La question n’est certainement pas de savoir si l’on peut brasser hors-style. Il est évident que oui. Mais il est bien plutôt question de savoir s’il est légitime de vendre un produit estampillé IPA, lorsque l’on sait que la qualité n’y sera pas. Le drame est que si le consommateur ne s’attend ni à une certaine puissance aromatique, ni n’est capable d’identifier les fréquents défauts tels que l’oxydation du produit, ce même consommateur achètera un produit galvaudé. Pire: il le conservera peut-être dans des conditions déplorables.
La question demeure complexe. Et pas seulement parce que le style n’est pas protégé, ni parce que le fossé qualitatif est parfois abyssal entre les produits. La question reste difficile car l’IPA est aujourd’hui brassée, vendue, et conservée à toutes les sauces.
Le résultat ? Une cacophonie sur le marché de la bière qui aboutit d’une part à un glissement des produits de (grande) qualité vers les milieux de niche et, d’autre part, à l’affadissement inéluctable de la plupart des produits de grande consommation qui sont parfois, aussi, étiquetés IPAs. Tout cela éloignant donc beer enthusiasts avertis et consommateurs quotidiens qui voient en ce nouvel hopium du peuple une ruée vers le houblon… à n’importe quel prix. (Trop) bas ou (très) haut. L’un et l’autre mouvements étant peut-être inévitables. Je ne sais pas. Mais le vrai problème se trouve selon moi, ailleurs…
India Pale Ale, a true story?
L’histoire raconte que le très populaire style houblonné remonte aux India Pale Ales anglaises envoyées dans les colonies , et recevant un excellent accueil en raison de leur dosage important de houblon et leur teneur en alcool légèrement plus importante que les traditionnelles ales anglaises (deux conservateurs naturels qui protégeaient ces ales du long voyage en bateau). Ici aussi, l’histoire a été maintes fois galvaudée au profit d’un marketing simpliste et facile d’accès. Mais lorsqu’on s’attarde sur les faits, il est encore un grand nombre d’éléments à éclaircir. Si le trajet vers les Indes britanniques était à l’époque très long, d’autres casks[4] étaient envoyés ailleurs. Les évocations de l’Inde seule sont peut-être issues du fait que la zone géographique représentait une partie importante de l’empire colonial britannique de l’époque… qui s’étendait aussi au Canada, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande et à certains endroits d’Afrique et d’Amérique du Sud. La localisation n’aurait donc rien d’absolu ici.
Sur le plan technique, de grandes questions relatives, par exemple, au dosage de houblon demeurent encore incertaines. Martyn Cornell, historien de la bière, nous rappelle qu’il n’est pas exclu que le produit envoyé vers les Indes ne fut si différent de celui vendu en Angleterre, pour la simple et bonne raison que certains styles bénéficiaient déjà d'un houblonnage important[5].
“Although we might think today that it makes sense to suppose that the pale ales shipped to India in the 18th century were highly hopped, there is no actual evidence that they were qualitatively different to the pale ale sold in Britain until the early 1820s”.
On peut donc légitimement penser aujourd'hui que le marketing tapageur autour de l'IPA lui confère une aura exotique, là où les coins d'ombre de l'histoire restent encore assez nombreux.
L’amertume de l’histoire
Si ce n’est un dosage de houblon plus important que la moyenne, et une certaine amertume (à tout le moins il y a quelques années), l’american IPA moderne n’a plus grand-chose à voir avec sa grande sœur britannique[6]. C’est en 1980, quelques années après que Fritz Maytag[7] ne sorte la Liberty Ale au houblonnage à cru très puissant pour l’époque, que Vinnie Cilurzo de la Brasserie Russian River (Californie) ne libère sur le marché sa Blind Pig. Concomitamment, Sierra Nevada sortait sa Pale Ale, associée aux premières IPAs américaines les plus largement brassées. Ces brasseries américaines popularisèrent ainsi des variétés de houblons aujourd'hui massivement utilisées dans le monde brassicole (Cascade, dont les ventes sont en déclin depuis quelques années, Simcoe, encore bien vivace pour ses notes résineuses et de pin, Amarillo, etc).
Ce qu’il y a d’intéressant dans cette histoire moderne, c’est qu’en à peine quarante ans, le produit de base est devenu radicalement différent. A l’origine, l’american IPA était bien souvent résineuse, végétale, herbacée et, bien sûr, portée sur les agrumes (davantage que sur les fruits exotiques). Le malt avait son mot à dire avec ses notes "cara" qui donnait une âme maltée, biscuitée et légèrement caramélisée à cette bière complexe. Tout cela est encore possible aujourd'hui, bien entendu. Mais de nos jours, la prolifération des variétés de houblon aux profils aromatiques très riches, l’utilisation du malt et sa compréhension, l’évolution des techniques de houblonnage, des équipements et des connaissances brassicoles, tout comme la demande pour un produit globalement moins amer ont donné naissance à une multitude d'interprétations de l'IPA dont l’unique lien de parenté se retrouve finalement dans une utilisation importante de houblon aromatique. Il y a donc une prolifération des sous-styles, avec ce que cela peut engendrer de négatif. Plus préoccupant: la demande du consommateur a tendance à croitre pour l'IPA, avec l'exigeance d'un produit plus accessible. Entendez: un produit moins amer, plus aromatique et... dans un certain nombre de cas, moins complexe.
L’avant dernier stade de cette déconcertante évolution fut symbolisée par les jus de houblon, ou juicy IPAs, sorte de boissons tropicales peu amères, pleines de froment (riche en protéines) et/ou de lactose, lourdement houblonnées à doses de cryo hop[8] nous apportant son lot de succulentes, comme de mauvaises choses et comportant, à l’occasion, un bon hop burn [9]. Ces crémeuses créations, si elles peuvent apparaitre sur le marché comme autant de joyaux d'inventivité, deviennent parfois le produit de la demande du consommateur. Or, il me semble que les découvertes récentes en matière d'interaction houblon-fermentation en début de fermentation (biotransformation) pourraient aujourd'hui donner de sublimes produits d'une grande complexité. C'est parfois le cas, bien entendu ! Mais la pression du marché sur les brasseurs pour des produits accessibles est, à mon sens, une menace encore bien trop grande allant à l'encontre de la folle expérimentation et, donc, de la prise de risque.
Ainsi, si l’on regarde l’histoire, il est intéressant de comparer l’India Pale Ale historique à une New England IPA moderne : deux produits foncièrement différents, qui brouillent les pistes de leur lignée commune. Est-il encore cohérent de parler d'IPA ou de rapprocher, sur un plan technique et non historique, ces deux types de produits? La question reste ouverte.
Where do we go?
Si aujourd’hui, l’IPA est l’étoile montante de la bière, on peut raisonnablement en conclure qu’il y a une demande massive pour le style. Et en Europe aussi. C'est un petit peu comme la pop en musique: les gens aiment ça.
La question se pose alors : y a-t-il de la pop de qualité ? Bien entendu. Y a-t-il de la mauvaise pop ? Je vous laisse juge… Amateur de musique de sauvage, je me suis pris à adorer l’album WHEN WE ALL FALL ASLEEP, WHERE DO WE GO ? de Billie Eilish… Allez savoir pourquoi. Je trouve juste ça bon.... et complexe. Merci, ami Pedro.
Ainsi donc ... Le monde aime Billie. A raison. Le monde aime l’IPA. A raison.
Mais aujourd’hui, je suis inquiet du manque de curiosité du grand public à l’égard d’autres choses que nos IPAs modernes qui, si elles sont parfois sublimes et dignes d’œuvres d’art organoleptiques, demeurent encore et toujours l’arbre qui cache la forêt des styles. Je ne voudrais pas, demain, devoir me dire :
Le monde n’écoute que de la pop. A tort. Le monde ne boit plus que de l’IPA. A tort.
Car puissance aromatique ne rime pas (toujours) avec complexité. Rappelons-nous que, dans les Indes britanniques, les troupes buvaient aussi du porter, sous le soleil chaud de Bombay. Et pas un peu…
Essayons donc de nous réintéresser à la grande diversité des styles de bières, y compris dans les cultures brassicoles moins connues ou inconnues. Il est grand temps de laisser la place à des nations moins développées mais qui sont le foyer ancestral de traditions brassicoles sans âge… Ou, tout simplement, de retrouver une fascination pour le malt... ou la levure.
[1] R. Mosher, « Deconstructing the heady aromas of IPA », Craft Beer and Brewing Magazine, Sept-Oct. 2021, p. 54.
[2] Une définition relativement consensuelle de « craft beer » renvoie à un produit brassicole issu d’une brasserie indépendante, parfois qualifiée de « petite ». Il est entendu qu’une « petite » brasserie américaine peut parfois, par sa taille, être considérée comme une très grande entreprise à l’échelle européenne. La question du « craft » réside donc surtout dans l’indépendance (financière) de la structure et la qualité des produits qu'elle vend.
[3] Le Beer Judge Certification Program (2015) est un cadre officiel développé par une association américaine de certification de juges de la bière qui professent dans le monde entier.
[4] Tonneaux en bois dans lesquels la bière fermentait encore durant le voyage en bateau, ce qui conférait à très certainement à l’India Pale Ale de l’époque un caractère boisé, tannique, indépendamment des houblons utilisés. De nos jours, le cask existe encore et permet une refermentation à même ce type de tonneau aujourd’hui métallique (ce qui n’est généralement pas permis dans les fûts classiques).
[5] M. Cornell, “The First Ever Reference to IPA”, Zythophile, 29 mars 2010, en ligne sur: https://zythophile.co.uk/2010/03/29/the-first-ever-reference-to-ipa/.
[6] Pour une idée concrète de ce que pouvait bien gouter le produit après un voyage en bateau, n’hésitez pas à lire l’expérience menée par la brasserie québécoise Albion, ici : http://lescoureursdesboires.blogspot.com/2011/11/la-brasserie-albion-celebre-en-creant.html; En Belgique, Renaissance, du Dochter van de Korenaar, présente également un produit proche du conditionnement historique (sans les remous, à ce que je sache).
[7] Fritz Maytag est l'un des pioniers du mouvement craft aux Etats-Unis.
[8] Le houblon cryo est un type de conditionnement popularisé par certains houblonniers américains qui permet au brasseur de limiter les pertes en volumes grâce à l'utilisation de cette 'poudre de houblon' qui ne contient pas ou très peu de résidus végétaux venant du cônes femelle du houblon.
[9] Hop burn : "brûlure très temporaire des papilles en raison d'un surdosage de houblon et d'une amertume trop forte, anesthésiant la langue et rendant un instant l'acte de dégustation inaccessible. Il me semble que le hop burn se matérialise plus fréquemment dans une IPA ou l'usage du houblon cryo est très important. Il conviendrait donc de limiter à une certaine dose l'usage du cryo hop lors d'un houblonnage massif.
[IBU] signifie International Bitterness Unit et constitue une échelle de mesure de l'amertume qui indique au consommateur le degré (relatif) d'amertume de la bière.
Bon article, intéressant on apprend encore tout les jours. Merci. Le goût du consommateur, bien évidement, évolue et doit être éduqué afin d’ ouvrir la nuancier d’arôme et goût. (Et c’est là le rôle important de personne comme vous) Enfant je détestais les chicons, A force d’avoir été servi sans relâche, j’adore à présent. bis repetita : Quand j’ai débarqué au Massachusetts il y a 10 ans, avec le directeur technique de Chimay, nous n’avons pas su finir notre verre de Sierra Nevada. 3 ans plus tard lors de mon départ c’est la bière que j´ai commandé à l’aéroport de Boston. Bref je suis d’accord d´être ouvert au nouveauté tant que : 1 je ne risque pas d’etre ma…