Pour une lecture nuancée de la nation comme outil de compréhension de la bière contemporaine
Belgique, carrefour brassicole
« Ah, la Belgique, le pays de la bière ! »
« La bière anglaise est plate et chaude. »
« Les américains ? Ils ne savent que boire de la Bud. »
« Les Allemands ?! Des buveurs de bocks insipides par pichet d’un litre. »
« La France ? Un pays de vignes. Les français n’aiment que le vin. »
Toutes ces contre-vérités ont la vie dure. Très dure. Et la nation n’y est peut-être pas pour rien. Pourtant, ces idées reçues collectivement sont bien ancrées. Mais elles sont tout aussi simples à déconstruire.
Prenez la Belgique, par exemple. Quoi que fasciné par cette belle culture brassicole dans laquelle je baigne, bien qu’épris par les bières et les sublimes brasseries qui peuplent mon pays, je m’étonne chaque jour d’un chauvinisme qui n’existe ici que lorsqu’on parle de bière[1].
Et pourtant, l’homme de la rue a bien du mal à nous expliquer comment brasser le breuvage. Mais souvenez-vous ! Selon une publicité qu’il a ressassé pendant des dizaines d’années, lui et ses copains « savent pourquoi » [premier étonnement]. Les femmes sauraient-elles peut-être mieux ?
Ce même homme de la rue, qui aime « les bières de son pays » n’en boit généralement que trois : la Triple, la Blonde et la blanche. Même si cette dernière, c’est quand même un peu « une bière de femme ». Il confond bière trappiste et d’abbaye[2] [deuxième étonnement] et déteste (ou n’a jamais entendu parler) de vieille gueuze [troisième étonnement].
L’homme en question ignore également que près des trois quarts de la production brassicole belge est exportée[3] et que la consommation moyenne baisse durablement[4].
Mais une drôle d’histoire lui est récemment arrivé, à cet homme de la rue. Il semble bousculé dans ses traditions car… la bière amérloque à débarqué chez lui. La fameuse IPA (qu’il prononce « hi-pa »), qu’il adore ou qu’il déteste (sans savoir pourquoi), vient des Etats-Unis, lui dit-on. Alors, l’homme est un peu perdu face à tant de contradictions. Parce que bon, on ne va quand même pas se prendre aussi la tête avec la bière. Mais un jour, il rencontrera une américaine qui lui en apprendra plus sur la bière qu’il n’a jamais entendu…
La nation, ce vieux concept
Quoi que l’idée de nation présente indéniablement des vertus en pédagogie brassicole (voir ci-dessous, Histoire(s) et Territoire(s) ), on ne peut néanmoins s’empêcher d’y voir une vieillerie lorsqu’on scrute les gammes de nombreuses brasseries modernes qui, surfant sur le récent[5] mouvement craft, abreuvent les beergeeks et beergeekettes européen.ne.s de styles bien exotiques… Et puis on y revient. On redécouvre cette dubbel, longtemps reléguée au rang de mauvais classique. Et on y retrouve tellement de flaveurs qui, si elles nous rappellent par trop le pays, offrent néanmoins leur lot de beauté et, pour la copine américaine, d’exotisme !
Quoi qu’il en soit, la nation se définit mal. Il n’est en effet pas simple d’en saisir les contours et on en trouve des définitions mouvantes, d’un pays à l’autre[6]. Qu’est-ce qui cimente la nation ? Pour les uns, c’est l’histoire commune, pour les autres, il s’agit d’un système politique, voire des personnalités publiques. Pour d’autres, encore, c’est la gastronomie.
Mais en s’intéressant à la question, on constate une certaine artificialité du concept. Dans son ouvrage Lambic, Raf Meert explique de manière admirable à quel point la bière (et notamment le lambic et la gueuze), fut mobilisée à des fins de fabrication (passablement artificielle) d’un sentiment national belge[7].
Et pourtant, l’histoire perdure… Et vend ! Or, imaginer des liens, automatiques, entre la qualité d’une bière et son identité nationale serait malvenu. Pour le dire platement, bière belge n’est pas toujours synonyme de qualité. Et cette idée simple s’applique partout dans le monde : appartenir à une tradition brassicole n’est pas nécessairement un gage de qualité. Tout comme l’inverse peut-être évidemment vrai : un produit purement traditionnel présente parfois d’incroyables qualités qui finissent par se cacher derrière l’habitude de consommation pour la plupart des consommateur.rices.
La nation brassicole, une balise utile
Il serait bien entendu faux de soutenir que la nation n’a jamais rien eu à voir avec la fabrication de la bière. C’est évidemment le contraire.
La bière est aussi le fruit des cultures humaines qui l’ont fait vivre. Et les particularismes historiques, techniques, fiscaux ou économiques ont eu une grande influence sur la chose houblonnée. Et c’est peut-être ça qui donne à la bière sa nationalité : le savoir-faire, les techniques, les habitudes de femmes et d’hommes qui ont eu à cœur, à travers le temps, d’offrir à leurs compagnons un réconfort liquide qui goutait bon le pays.
Mais je persiste à croire que, fondamentalement, la bière n’a pas de nationalité. Tout comme le pain de qualité peut être façonné partout, la bonne bière ne connait plus, aujourd’hui, de réelle frontière. Parce que non, la levure n’est pas belge, allemande ou américaine. Ni le malt ou le houblon, d’ailleurs. Ils sont simplement isolés, conservés, cultivés, récoltés, etc sur un territoire déterminé. La bière « belge » est elle-même, la plupart du temps, façonnée sur base d’ingrédients « étrangers ».
Car, ne l’oublions pas, il s’agit avant tout de produits naturels que nous avons nationalisés malgré leur origine sauvage.
En revanche, tous ces ingrédients sont produits, cultivés, récoltés quelque part avec le savoir-faire de quelques personnes qui se revendiquent peut-être d’un pays déterminé. Et bien sûr qu’il est commode, dans le langage courant, d’estampiller telle bière, telle technique ou tel style, d’une nationalité. Mais pourquoi donc ?
Histoire(s) et territoire(s)
La bière, et plus encore, les styles de bière, entretiennent des liens intrinsèques avec l’histoire et la terre d’origine. C’est clair : on constate qu’à certains endroits du monde, l’eau sera propice au brassage de tel style, par exemple. La ville de Burton Upon Trent a bénéficié des deux.
Ce sont d’abord la qualité et la dureté de l’eau de la ville qui expliquent sa place dans l’histoire de la bière anglaise. De plus, les opportunités commerciales s’intensifièrent suite au Trent Navigation Act qui, en 1699, plaça Burton-On-Trent au cœur de l’un des plus grands réseaux de navigation en connectant la ville aux grands ports anglais de Hull et Gainsborough [8]. Le destin brassicole de Burton a donc été rythmé par les contingences commerciales et territoriales. La réputation des bières de la ville marqua l’histoire des ales anglaises à tout jamais. Mais c’est aussi le cas de la ville de Dublin pour l’Irlande, où la qualité du stout si typique résulte aussi en partie de la composition de l’eau.
En Allemagne, la tradition de fermentation basse (lager) domine largement [9]. L’une des explications provient du fait qu’en 1553, le Duc Albrecht V de Bavière décida par décret que la bière ne pouvait plus être brassée qu’entre le 29 septembre et le 23 avril. La raison ? Les teutons savaient déjà que les bières brassées aux temps chauds « tournaient » plus vite que leurs cousines d’hiver car davantage exposées aux températures favorables aux contaminations bactériennes. Par ce décret, Albrecht V chercha à éviter autant que faire se peut la production de bière de fermentation haute (ale), considérée à juste titre comme plus fragile par les brasseurs de l’époque. Par conséquent, les brasseries allemandes se tournèrent collectivement vers la fabrication de lagers [10].
Ces exemples (qu’on peut multiplier à l’envi), démontrent à quel point les populations humaines orientèrent leurs pratiques de brassage pour des raisons géographiques, sanitaires ou encore commerciales. Cela donne au minimum une explication qu’il nous est désormais possible d’accoler aux traits distinctifs des différentes traditions brassicoles. Car en en comprenant l’origine, on comprend pourquoi il est intéressant de maintenir une série de traditions établies.
L’histoire de la bière nous a montré que la fabrication d’une tradition brassicole, aussi artificielle a-t-elle été, provoque la naissance de bières aux traits distinctifs et, il faut le dire, parfois incroyablement intéressants.
Ci-dessus, le sublime Doppelbock de l'incroyable brasserie Ayinger !
Touche pas à ma tradition !
Mais il est évidemment parfois compliqué pour certaines brasseries de s’écarter de ces bastions traditionnels. C’est le cas en Belgique, où la curiosité brassicole n’est certainement pas la règle générale. C’est aussi le cas en Bavière où de jeunes brasseries s’écartent courageusement de l’ordre établi.
L’exemple de Crew Republic est à cet égard assez parlant. De passage à Munich en 2018 pour un festival dans la splendide brasserie Giesinger, j’ai pu discuter des difficultés que rencontrèrent Mario et Timm dans leur Bavière natale lorsqu’ils lancèrent leur projet. Ils m’expliquèrent alors qu’il était très difficile de faire bouger les lignes de l’innovation en Allemagne. C’est aussi le cas en Belgique et ça doit probablement l’être en Tchéquie, au Royaume-Uni ou dans tout autre endroit du monde où la tradition a fermement marqué la population.
L’innovation pour l’innovation n’est pas toujours concluante. Mais le maintien de la tradition pour la tradition est évidemment un risque de voir s’éteindre la lumière des bières d’antan. Car lorsque de larges groupes brassicoles capitalisent sur les habitudes de consommation dont on ne connait plus l’origine, le risque est grand que le monopole du gout mette fin à la diversité des flaveurs.
La tradition, joyaux à préserver ?
Mais la tradition a elle aussi du bon. Et lorsqu’elle est vraiment belle, elle finit par sortir du berceau d’origine. A Bruxelles, l’enthousiasme pour la bière fuse !
A la Brasserie de La Jungle [11] la bière anglaise est souvent interprétée dans son expression la plus noble. Brown Ale, Bitter et autre Porter sont magnifiquement traduits en termes sincères et traditionnels. L’amour du produit conduit d’ailleurs les brasseurs à aller chercher le gout de la tradition. C’est avec les malts anglais de meilleure qualité comme ceux de Thomas Fawcett que l’équipe de La Jungle s’approvisionne pour ses anglaiseries brassicoles.
L’an passé, au superbe festival Bierez-vous, j’ai pu en discuter avec ces nouveaux brasseurs en sirotant une Delivrance, sous le soleil de Schaltin. Jamais, pas même en Angleterre, je n’ai pu gouter si distinctement ces flaveurs de marmelade d’orange. C’était… superbe ! Et une bonne leçon qui aideraient les plus réfractaires à se dire que la tradition… elle voyage !
Schaerbeek connait aussi un beau renouveau brassicole avec la brasserie de la Mule ! C’est dans ce bel endroit des écuries que La Mule propose un paquet de crapuleries teutonnes bien maltées. Leur dernier Doppelbock fumé m’a laissé pantois. Si quelques libertés ont été prises avec le style, il n’en reste pas moins qu’on a l’occasion de gouter, à Bruxelles (et dans un sacré bel endroit ou la musique fait trembler la maison) d’intéressantes bières allemandes aux profils variés et marqués : Berliner Weiss, Hefeweisse, Schwarzbier et même un Kölsch (-style, n’en déplaise aux Colognais !).
Mais il n’y a pas que Bruxelles qui vibre de traditions étrangères. Misery Beer Co., à Harzé (Province de Liège), s’est récemment emparé d’un style tombé dans l’oubli[12] mais réapparu il y a quelques années en Pologne. Le fascinant récit du style peut être trouvé sur le site de la Browar Grodzisk, qui relate l’histoire du seul véritable style polonais [13]. Si vous trouvez une Maria quelque part (Misery), foncez, c’est un joyau. J’en fais l'éloge par ici.
Célébrer la diversité
Réjouissons nous donc! La bière reste une belle particularité de notre pays, comme celle de beaucoup d’autres. La bière est humaine et, en cela, elle nous promet encore de belles soirées de découvertes. La culture brassicole contemporaine est un magma d’idées, d’inspirations et d’expériences. Elle plonge dans la tradition, et s’en écarte allègrement pour les meilleures raisons du monde.
Mais gardons à l’esprit que, dans chaque tradition brassicole, il y existe de sublimes choses qui valent la peine d’être connues dans le monde entier. Gardons-nous bien, en revanche, du chauvinisme et des dogmes qui nous enferment dans des habitudes de consommation que nous avons acquises pour des raisons que nous finissons par ignorer.
Ouvrons-nous au monde, mais regardons aussi chez nous, chez les artisans, les braceresses de tous poils qui nous offrent des produits d’une qualité remarquable. Qu’ils soient belges, italiens, estoniens ou allemands, qu’importe ! Lorsque c’est bien fait, l’allégeance à la nation n’a plus beaucoup de sens.
Seule compte l’inventivité de la brasserie, berceau des idées.
*Merci à Lio pour la relecture <3
[1] En 2017, David Soors déclarait à juste titre que « [l]e belge n’est chauvin pour rien, sauf pour la bière » (D. Soors, Bientôt à table, « La Première », 25 février 2017, émission radio, : https://www.rtbf.be/article/l-univers-des-bieres-decouvrons-le-9535666).
[2] La distinction est importante et nombre de consommateur.rices confondent les deux expressions. Les produits trappistes sont labelisé et répondent à un cahier des charges assez sévère. Ils sont, notamment, brassés en les murs de l’abbaye qui les produit. Les bières dites « d’abbaye » ne sont généralement plus brassées au sein d’une abbaye. Elles font davantage référence à l’histoire de la bière historique à l’origine de leur recette. Ces bières mobilisent surtout, à des fins commerciales, les contours historiques d’un lointain récit artisanal teinté de foi monastique.
[3] Belgian Brewer, Annuel Report 2021, p. 43, en ligne sur : http://www.belgianbrewers.be/en/economy/article/annual-report.
[4] Idem, p. 44.
[5] Notamment propulsé dans les années 70-80 suite au succès massif du homebrewing aux Etats-Unis.
[6] La question est d’ailleurs au cœur de l’histoire européenne. Sur la question, lire les travaux de Jean Stengers et, en particulier, Histoire du sentiment national en Belgique des origines à 1918. Tome 2 : Jean Stengers et Éliane Gubin, Le Grand Siècle de la nationalité belge. De 1830 à 1918, Bruxelles, Édition Racine, 2002, 234 p.
[7] Raf Meert, Lambic. The Untamed Brussels Beer. Origin, Evolution and Future, Serendippo, Diest, 2022, p. 22.
[8] I. Hornsey, “Burton-On-Trent”, The Oxford Companion to Beer, O.U.P., New York, 2011, p. 194.
[9] On compte quelques exceptions, telles que la Weissbier, le Kölsch ou encore l’Altbier qui sont fermentées à l’aide de levure de ale (saccharomyces cerevisiae) à des températures plus élevées. C’est la règle en Belgique.
[10] H. Dornbusch, M. Zepf, G. Oliver, “lager”, The Oxford Companion to Beer, op. cit., p. 533.
[11] https://www.facebook.com/brasserielajungle
[12] Ryan Gostomski, “Poland”, The Oxford Companion to Beer, O.U.P., New York, 2011, pp. 658-659.
[13] Browar Grodzisk, “700 years of tradition”, 2023, en ligne sur : https://browargrodzisk.com/en/historia/.
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