Réflexions autour d’un regain d’intérêt pour les procédés préindustriels et profils fermentaires anciens dans un monde brassicole en transition.
La bière est, parmi tant d'autres, une fenêtre sur le monde. De par ses innombrables dimensions, elle donne, à sa manière, à voir et à penser les choses. Un peu comme la musique, elle renaît, stagne et évolue, inlassablement.
En ce sens, regarder dans son verre de bière est une façon de saisir la société dans laquelle nous vivons. Car en tant que boisson alcoolisée la plus consommée au monde, elle en est une grille de lecture originale. Puisque comme toute bonne création humaine, la bière comporte aussi son lot de paradoxes et d'inepties.
D’où vient-on ? Productivisme et standardisation du goût
Avant 1800, une majeure partie de la population travaille la terre. Proches des matières premières, nombreux sont celles et ceux qui brassent. Aujourd'hui, l'écrasante partie de la population des pays industrialisés occidentaux travaille dans le secteur des services, en conséquence de quoi, une infime minorité touche la matière à l’origine de n’importe quel produit transformé.
Or, nombreux sont celles et ceux qui boivent ! Mais qui peut encore expliquer comment malter, brasser ou fermenter ce produit aujourd’hui massivement consommé ?
L'être humain moderne vit de manière décontextualisée. Il s'intéresse à la “ferme brasserie" à côté de chez lui, sans s'interroger sur l'identité véritable de la bière fermière. Dans le même temps, il consomme en grande quantité sa bière de soif, sans s'interroger sur la probabilité d’une alternative qui a du goût. Peut-être ne veut-il pas vraiment savoir comment on fait de la bière, car brasser, ça prend du temps. Et du temps, il se fait qu'il n’en a plus depuis un bon moment…
Dans son ouvrage Historical Brewing Techniques, Lars Marius Garshol nous rappelle que pour le foyer du monde pré-industriel[1], brasser est un acte simple et (surtout) étranger à l’activité commerciale[2]. Il est exécuté quotidiennement mais son issue résulte d’un processus lent qui repose sur des compétences acquises le plus souvent par transmission orale.
Mais la bière moderne est le fruit d’avancées techniques et scientifiques majeures grâce auxquelles elle peut voyager très loin, être brassée et fermentée en quelques semaines et se targuer d’une stabilité de goût inimaginable avant le XIXème siècle.
Car les transformations qui furent propulsées par l’avènement de la révolution industrielle (mécanisation du travail, invention de l'installation frigorifique, arrivée du chemin de fer, compréhension de ce qu'est la levure, etc) n’ont pas seulement touché les secteurs du textile, de la médecine ou de l’alimentation en général. Elles affectèrent profondément le système économique dans son ensemble. Parallèlement, c’est notre rapport au temps qui changea. Et avec lui, notre rapport à la bière.
En 1876, Louis Pasteur souligne que :
« La fabrication et le commerce de [la bière] se trouvent constamment aux prises avec les difficultés de sa conservation ou de celle du moût qui sert à la produire »[3].
Et ce même Pasteur de poursuivre en incriminant les « maladies de la bière » au rang desquelles figurait l’acide lactique … que certains brasseurs recherchent aujourd’hui pour ses qualités organoleptiques.
Loin de moi l’idée d’incriminer à mon tour ce bon Louis! Je le remercie bien plutôt d’avoir attiré notre attention sur un moyen d’éviter que notre bière soit envahie d’acide butyrique. Mais ces mots témoignent de l’état d’esprit d’une époque où l’essor du commerce brassicole s’inscrivait dans une période de développement commercial intense et généralisé. Et le produit se devait donc d’être stable le plus longtemps possible.
Des bières … lentes ?
Ainsi, la bière ancienne – que j’appellerai ici « bière lente » – n’est plus du tout la norme aujourd’hui.
Et puisque le monde est trop devenu trop complexe, l’époque n’est pas à la nuance ou à la complexité. Les gens veulent consommer quelque chose de simple à boire, « sans se prendre la tête », et ainsi associer, par exemple, un type de boisson à un type d’événement (voire, pire, à un sexe)[4].
Sans vraiment nous en rendre compte, nous avons accepté une forme de consommation qui nous a été imposée brutalement par des contingences d’efficacité et de rentabilité, où la complexité du goût s’est peu à peu effacée au profit de la reproductibilité. Et dans la foulée, le mythe du produit stable était né.
Pour le comprendre, il faut avoir en tête que brasser une bière est un acte simple et complexe à la fois.
Simple, car il implique la succession d’une série de gestes élémentaires qui, posés de manière méticuleuse, offrent au gouteur et à la gouteuse une alléchante surprise liquide.
Complexe, car brasser est devenu un acte commercial qui ne s’accommode plus des défauts probablement fréquents du passé. La décision de fermenter des produits va aujourd’hui de pair avec celle de se soumettre à une série de règles sanitaires et fiscales sévères, qui dissuadent les plus téméraires de proposer des produits issus de techniques de fabrication « à l’ancienne ». Et avec ces contraintes, dans le monde industriel, la prise de risque est réduite à l’état d’anomalie synonyme d’erreur de calcul et, donc, de perte financière potentielle.
A mesure que la bière est devenue objet de consommation massive, un grand nombre de créations fermières ont été passées sous silence, dans le vacarme du productivisme outrancier. Il a fallu que la bière devienne « propre » et que les laboratoires s’emparent des travaux de Louis Pasteur pour que l’historique bière de ferme devienne une étrange expression du passé.
Fort heureusement, la nature chassée revient toujours au galop !
Et ces derniers temps, la recherche du goût dans les cercles gastronomiques ont poussé de petites structures à réactiver des procédés et souches de levure oubliés, contribuant ainsi à revitaliser pratiques et organismes qu’on croyait perdus.
Bastion des flaveurs d’antan
Mais vous êtes-vous déjà demandé ce que goutait vraiment la bière avant ? En fait, si personne ne pourra en tenter l’expérience, on peut fortement s’en rapprocher en s’intéressant à quelques projets brassicoles méconnus du grand public.
Imaginez un produit agricole profondément complexe, fait d'ingrédients simples, issu du savoir-faire de brasseurs et brasseuses modernes et mobilisant des compétences anciennes, voire ancestrales. Imaginez un produit qui requiert du temps, beaucoup de temps, et qui est marqué par une profondeur gustative qui offre aux âmes curieuses un inépuisable sujet de discussion … et de méditation.
Ce produit existe. Ou plutôt, il n’a jamais disparu. Car il est des brasseries qui, aujourd'hui, se jouent des règles imposées par l'instantanéité d'un système économique basé sur la réplicabilité.
Il s’agit, d’abord, des bières de fermentations spontanées. Ensuite, de nombreux brasseurs recourent à des ingrédients et, parfois aussi, à d’anciennes méthodes de fabrication. Certaines, enfin, iront plutôt mobiliser des souches de levures et/ou de bactéries pour aboutir à un produit qui, s’il sera en fin de compte moins complexe, leur permettra d’insuffler dans leur identité gustative quelques notes de complexité « à l’ancienne ».
Certaines mobilisent les circuits courts et céréales méconnues dans le monde brassicole. Pensons, par exemple, à l’excellente Saison locale de la brasserie Atrium[5] (Marche-en-Famenne) qui nous apporte son lot de profondeur grâce, notamment, à l’ancienne variété triticale, une céréale hybride entre le seigle et le froment cultivée près de la brasserie. Mais ce sont surtout l’embarriquage et le contact prolongé de cette superbe saison avec des souches de levure brettanomyces qui nous mènent à l’ébahissement :
D’entrée de jeu, les flaveurs fruitées (rappelant surtout les fruits à noyaux) se mêlent aux évocations fermières (paille, cuir et écurie) pour ensuite nous emporter vers un univers boisé et vineux. Son identité céréalière n’est pas en reste et se marie parfaitement avec d’autres esters fruités (poire, raisin blanc) dont les arômes nous ouvrent les nasaux en deux. La finale sèche et longue accentuera la sensation d’acidité qui reste légère et prolonge les notes vanillées, subtiles, offrant à sa touche lactique un beau contrepied pour une dégustation tout en équilibre. Une bière vraiment impressionnante !
En Allemagne, on peut aussi trouver Zieghenhainer[6] de la brasserie Kemker Kultuur qui est une interprétation d’un style allemande méconnu : la Lichtenhainer. Bière fumée et acide à la fois, ce cocktail de flaveurs amène la dégustation très loin, mariant des mondes gustatifs a priori peu mélangés.
Ces deux bières, loin d’être les seules interprétations modernes de bières « lentes », mobilisent des techniques risquées pour le brasseur industriel. Risquées, en ce sens qu’elle nécessite une recherche approfondie, un investissement matériel et temporel, ainsi qu’un savoir-faire qui ne peut qu’accepter les erreurs de conception (sans quoi il est impossible de s’améliorer). Risque aussi, car les fameuses « maladies de la bière » que nous décrit Louis Pasteur ne sont jamais loin, lorsque réapparaissent les techniques préindustrielles dans nos brasseries.
On est donc loin d’un processus brassicole confortable et automatisé. Le risque est là, mais le résultat est bien souvent digne d’intérêt.
C’est donc ça, les bières lentes : des bières qui ont de l'âge, aux céréales tantôt anciennes, tantôt locales, embarriquées et fermentées avec des techniques, des levures et des bactéries que la révolution industrielle a éloignées, sans cesse, afin d’accroitre le potentiel de production des unités brassicoles.
En fin de compte, il s’agit de bières marquées par le temps dans son acception la plus noble. Il s’agit de bières qu’on ne peut traiter qu’avec respect, tant elles ont à nous offrir.
Et si vous désirez approcher la question d’une manière plus exhaustive, je ne sais que vous recommander l’excellent ouvrage de Martin Thibault, Le Goût de la Bière Fermière[7], dont les termes chaleureux et rigoureux ne pourront que vous éblouir !
Les limites et leur absence …
Lorsqu'un environnement sociétal induit la chute de presque toute barrière technique, temporelle, géographique, culturelle et énergétique, il devient possible de brasser presque tout, partout. C'est alors que la bière de qualité n'est plus affaire de lieux, mais bien plutôt d'équipement et d'expérience. D'inspiration et d'imagination, probablement aussi.
Mais la composante humaine, interchangeable, se soustrait alors progressivement à l'image globale de la brasserie moderne au profit de l’image de marque et des machines.
Voilà une représentation actuelle, certes, mais surtout moribonde d’un monde brassicole qui, peu à peu atteint ses limites énergétiques, de goût et de complexité.
Car un système reste un système. Et comme tout artifice bâti sur des ressources limitées, il dure un temps. C'est alors que la nécessité s'impose à nouveau. Et, avec elle, réapparaissent d'anciennes contraintes… et beaucoup de créativité.
Aujourd’hui, on peut simplifier légèrement les choses et dire que trois types de brasseries regardent l'avenir. La première fermera ses portes à moyen terme, car elle s'est spécialisée dans l'instantané, en produisant massivement des bières fragiles et délicates. Superbes, parfois, mais que le temps consume plus vite que ses rentes.
La deuxième brasserie s'adaptera sans trop de difficulté, car elle s'est toujours éprise d'un amour pour la diversité et a, en conséquence, développé un savoir-faire polymorphe qui entretient encore un certain nombre de liens étroits avec la nature.
La dernière, elle, ne voit pas tellement de changement. Car elle s'est toujours accoutumée des contraintes du temps et d'un matériel modeste. Cela lui permettra de poursuivre son art longtemps encore.
Dans les deux derniers cas de figure, il y a place pour la réjouissance. Là où la transition énergétique et environnementale sera synonyme de désastre pour la première, elle sera l'occasion pour les deux autres d'offrir au plus grand nombre le goût du terroir oublié.
Leviers transitionnels ?
Mais où se passe donc cette indispensable transition du goût ?
C’est Cantillon à Bruxelles, Ammonite à Sennecey-le-Grand (France), c’est Land & Labour à Galway (Irlande), c’est De Garde à Tillamook (Etats-Unis), ce sont les chicherías de Cusco (Pérou), les faiseurs de Kveik de la région de Voss (Norvège), ou encore Antidoot à Kortenaken…
Et c’est aussi une foule d’autres artisans qui pensent que la liberté passe aussi par ce que l’on boit.
Ce microcosme fermentaire et céréalier interroge donc, de manière enthousiasmante, sur l'avenir de nos habitudes à table. En esquissant les possibles d'une société culinaire en transition, ces brasseries démontrent avec amour de la bière, rigueur et profondeur, qu'un avenir durable n'a rien de rebutant. Au contraire, elles rappellent aux goûteuses et goûteurs qu'une approche naturelle de la bière demeure et résonne d’une étonnante modernité, avec une qualité de produit particulière.
Il n'y a donc pas un instant à perdre pour faire prendre conscience au grand public que le "retour" à certaines pratiques n'est pas nécessairement synonyme de perte. Et il y a lieu d'insister sur le fait que la transition, qu'elle soit énergétique, environnementale, politique ou culturelle, appelle nécessairement a plus de diversité et qu'elle peut donc, partout sur terre, donner des opportunités captivantes de renouer avec les bières d'antan qui, en fin de compte, sont encore les bières d'aujourd'hui et, plus que jamais, de demain.
Les bières lentes, ce sont des produits qui permettent de rencontrer les défis énergétiques, sociaux et environnementaux en réinsufflant la notion de temps qu’il faut dans l'acte de brasser… et de fermenter.
[1] C’est-à-dire la majeure partie de l’histoire de l’humanité.
[2] Lars Marius Garshol, Historical Brewing Techniques, 2020, Brewers Publications, Boulder, p. 7.
[3] Louis Pasteur, Etudes sur la bière, Gauthier-Villars, Paris, 1876, p. 8.
[4] Et les garçons qui vous disent qu’ils savent pourquoi vous mentent.
[6] https://www.brauerei-kemker.de/p/ziegenhainer-lichtenhainer-historical-sour-ale-75cl
[7] Martin Thibault, Le Goût de la Bière Fermière. De la tradition à l’innovation locale et écoresponsable, Ed. Druide, 2019, Montréal, 279 p.
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